Chapitre 24
QUESTION : Qui dirige les dirigeants ?
RÉPONSE : L’entropie.
Énigme gowachin.
Plusieurs choses concouraient à frustrer McKie. À part Jedrik, presque personne n’acceptait de répondre à ses questions. Ceux qui le faisaient le traitaient comme un demeuré. Jedrik elle-même agissait avec lui comme s’il était un enfant au potentiel encore inconnu. À certains moments, il voyait bien qu’il l’amusait. À d’autres, elle le punissait d’un regard courroucé, ou bien elle l’ignorait, ou encore elle s’en allait. Le plus terrible, c’était quand elle le chassait.
C’était l’après-midi du cinquième jour de la bataille de Chu. Les forces de Broey tenaient encore le centre de la cité et un étroit couloir qui communiquait avec la Bordure. McKie avait appris cela en entendant des bribes de rapports adressés à Jedrik. Il se trouvait pour le moment dans une petite pièce contiguë au poste de commandement. Il y avait là quatre couchettes où, semblait-il, Jedrik ou son état-major venaient de temps à autre prendre un peu de repos. Une fenêtre étroite et haute permettait d’apercevoir la partie sud de la Bordure. McKie avait du mal à réaliser qu’il avait franchi cette même Bordure à peine six jours auparavant.
Des nuages s’étaient amassés au-dessus des escarpements en terrasses qui délimitaient la Bordure. C’était signe que le temps allait changer du tout au tout. Il avait appris cela, tout au moins, lors de son entraînement sur Tandaloor. Il n’y avait sur Dosadi aucun office de régulation météorologique. De savoir cela, il se sentait étrangement vulnérable et exposé. La nature pouvait être si dangereuse, quand on n’avait aucun moyen pour contrôler ses caprices.
Il cilla, retenant sa respiration l’espace de quelques secondes.
Les caprices de la nature.
C’était un caprice de la nature co-sentiente qui avait poussé les Gowachins à organiser cette expérience. Espéraient-ils vraiment tirer une leçon de ce vaste et bouillonnant conglomérat de motivations ? Ou bien avaient-ils créé Dosadi pour une autre raison, qu’il n’avait pas encore percée ? C’était peut-être, après tout, pour étudier le mystère caliban. Mais il y avait peu de chances.
Tout ce qu’il savait, c’était ce que lui avaient dit Aritch et compagnie. Or ce qu’il avait pu observer sur Dosadi confirmait à peu près leurs explications. Aucune des données qu’il possédait ne recoupait le problème des Calibans. À part, peut-être, cette brève rencontre avec Pcharky, dont Jedrik refusait toujours obstinément de discuter.
McKie avait beau examiner la question sous tous ses angles, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il manquait un chaînon essentiel dans le processus par lequel Dosadi était devenue une planète expérimentale. C’était quelque chose que les Gowachins n’avaient pas voulu lui révéler ; quelque chose qu’ils ne comprenaient peut-être même pas eux-mêmes. Comment tout cela avait-il commencé ? Il y avait cette planète, Dosadi ; les sujets d’expérience, et la Procédure Primaire. Ce qui dominait l’esprit des Gowachins, c’était l’inégalité intrinsèque des individus. Et il y avait aussi cette maudite Poldem. Comment avaient-ils fait pour l’imposer ? Mieux, comment avaient-ils fait pour maintenir un tel système ?
Aritch et les autres espéraient mettre à nu les mécanismes compliqués des systèmes sociaux co-sentients. Du moins, c’était ce qu’ils disaient. Mais McKie commençait à examiner cette explication d’un point de vue dosadi, avec un scepticisme typiquement dosadi. Qu’avait voulu dire Fanny Mae quand elle l’avait prévenu qu’il ne pourrait plus partir d’ici dans son propre corps nodal ? De quelle manière pouvait-il être pour Jedrik la clé du Mur de Dieu ? Il savait qu’il avait besoin de plus de données qu’il ne pouvait espérer en obtenir de Jedrik. Est-ce que Broey possédait toutes ces informations ? Il se demandait s’il n’allait pas être obligé, en dernier recours, de grimper au sommet des Monts du Conseil pour obtenir toutes ces réponses. Était-ce possible, avec tout ce qui se passait en ce moment ?
Quand il avait fait part de ses méditations à Jedrik, elle avait failli le poursuivre dans tout l’immeuble en criant : « Ne te mêle surtout pas de ça ! »
Surtout pas de quoi ?
Il lui avait posé la question et elle s’était contentée de le dévisager un long moment sans rien dire.
Elle l’avait tout de même conduit un peu partout, pour familiariser chacun avec son statut. Il avait quelques doutés sur la nature de ce statut, qui tenait à la fois de l’hôte et du prisonnier.
Jedrik exigeait de ses hommes qu’ils fassent le moins possible de conversation. Parfois, de simples gestes de la main remplaçaient les mots de passe indispensables. Toute la traversée des installations était une leçon pour McKie, à commencer par les gardes du portail :
« McKie. » (En le montrant du doigt.)
Et les gardes de hocher la tête. Mais Jedrik avait d’autres préoccupations.
« L’équipe N°9 ? »
« De retour vers midi. »
« Prévenez-moi. »
Tout le monde dévisageait McKie avec une acuité destinée, il n’en doutait pas, à le faire identifier plus tard avec un minimum de perte de temps.
Il y avait deux ascenseurs dans l’immeuble : le premier, ultra-rapide, dont l’accès sévèrement gardé était situé au niveau de la rue, sur le côté de l’immeuble, et le deuxième, qui partait du troisième étage, au-dessus de la salle où était Pcharky. Ils empruntèrent le deuxième, en s’arrêtant à chaque étage pour que les gardes identifient McKie.
Quand ils retournèrent dans la salle où était la cage, McKie constata qu’on avait installé une table devant la porte. Le père des trois enfants était là, assis avec un carnet et un crayon. Il observait attentivement Pcharky et prenait des notes de temps à autre. McKie connaissait maintenant son nom : Ardir.
Jedrik s’arrêta devant la table.
« McKie peut circuler librement, avec les précautions habituelles. »
« Merci de prendre toute cette peine pour moi », lui dit McKie un peu plus tard.
« Inutile d’être sarcastique », avait-elle répondu.
Lui qui n’avait jamais eu l’intention d’être sarcastique, il s’était rappelé que même les civilités en usage dans la Co-sentience avaient ici une signification différente.
Jedrik jeta un coup d’œil aux notes que prenait Ardir, leva les yeux vers Pcharky puis regarda de nouveau McKie. Tout cela sans changer un seul instant d’expression.
« Nous nous retrouveront pour dîner. »
Elle le quitta brusquement.
McKie s’était rapproché de la cage, non sans remarquer du coin de l’œil l’émoi que cela causait parmi les gardes et les observateurs présents dans la salle. Le vieux Gowachin était assis dans son hamac. Son visage exprimait l’indifférence. Les barreaux de la cage, en même temps qu’ils rayonnaient, émettaient un grésillement presque imperceptible.
« Que se passe-t-il si on touche aux barreaux ? » interrogea McKie.
Les bajoues du vieux Gowachin se gonflèrent en signe d’indifférence.
McKie tendit l’index :
« Il y a de l’énergie qui parcourt ces barreaux. De quel type est-elle ? Comment l’entretient-on ? »
La réponse de Pcharky fut un rauquement sourd.
« Comment entretient-on l’univers ? Quand vous voyez une chose pour la première fois, cela signifie-t-il qu’elle vient d’être créée ? »
« C’est l’œuvre des Calibans ? »
Nouveau signe d’indifférence.
McKie fit le tour de la cage, étudiant soigneusement la manière dont elle était faite. Partout où les barreaux se croisaient, il y avait une sphère brillante. Les tiges auxquelles était suspendu le hamac descendaient du plafond. Elles pénétraient à l’intérieur de la cage sans la toucher. Le hamac proprement dit semblait être en tissu, d’une couleur très pâle tirant sur le bleu. McKie reprit sa position première, face à Pcharky.
« Ils vous donnent à manger ? »
Pas de réponse.
Derrière lui, la voix d’Ardir se fit entendre :
« On lui descend sa nourriture du plafond et ses excréments sont évacués directement dans le réseau de recyclage. »
Sans se retourner, McKie demanda :
« Je ne vois pas de porte. Comment est-il entré dans cette cage ? »
« Elle a été bâtie autour de lui, selon ses propres instructions. »
« À quoi servent les sphères à la jonction des barreaux ? »
« Elles sont apparues quand il a activé la cage. »
« Comment a-t-il fait ça ? »
« Nous l’ignorons. Et vous ? »
McKie secoua négativement la tête.
« Quelle explication vous a donnée Pcharky ? »
« Aucune. »
À ce moment-là, McKie s’était retourné pour faire face à Ardir. Il l’avait pressé de questions, en faisant dévier peu à peu la conversation sur la société dosadie en général. Mais les réponses d’Ardir, surtout en qui concernait les domaines historiques et religieux, étaient d’une banalité décevante.
Plus tard, tandis qu’il repensait à toutes ces choses dans la petite pièce contiguë au poste de commandement, les questions de McKie prirent une tournure nouvelle.
Jedrik et les siens savaient depuis longtemps que Dosadi était une création gowachin. Ils le savaient déjà longtemps avant l’apparition de McKie. C’était visible dans leur façon de se concentrer sur Pcharky, ou dans leurs réactions devant Broey. McKie ne leur avait fourni qu’une seule information véritablement inédite, en révélant que Dosadi était une expérience mise en œuvre par les Gowachins. Mais Jedrik et les siens ne semblaient pas désireux de se servir de lui comme il aurait pu s’y attendre. Elle ne faisait que répéter qu’il était la clé du Mur de Dieu. Mais quelle sorte de clé ?
Ce n’était certes pas Ardir qui pouvait fournir l’explication. Il n’essayait pas d’éluder les questions de McKie, mais ses réponses trahissaient l’étroitesse de ses connaissances et de son imagination.
McKie était profondément troublé par cette découverte. Ce n’était pas tant ce que disait cet homme qui importait, mais plutôt ce qu’il était incapable de dire alors que les raisons de parler ouvertement et en détail étaient abondantes. Ardir n’avait rien d’un crétin. C’était un Humain qui avait su s’élever aux plus hauts sommets de la hiérarchie de Jedrik. Toutes sortes de spéculations sur l’origine de Dosadi avaient dû lui traverser l’esprit. Pourtant, il n’en faisait pas mention, même lorsqu’elles se posaient de manière flagrante. Il ne s’étonnait pas que l’histoire de Dosadi prit naissance en un point précis du passé, sans aucune trace d’évolution préalable. Il ne semblait pas être d’un tempérament religieux. Même s’il l’avait été, Dosadi laissait peu de place aux inhibitions religieuses les plus courantes. Et cependant, Ardir refusait de s’intéresser aux incohérences frappantes qui accompagnaient les comportements religieux apparents dont McKie avait été averti avant d’arriver sur Dosadie. Ardir était entièrement dans la norme, et pourtant son comportement ne reposait sur aucun fondement réel. Tout n’était que vernis.
McKie, soudain, désespéra d’obtenir un jour de ces gens – et même de Jedrik – une véritable réponse.
Son attention fut attirée par une augmentation inhabituelle du bruit qui venait du poste de commandement. Il entrebâilla la porte pour voir ce qui se passait.
Un nouvelle carte murale avait été installée à l’extrémité opposée de la salle. Elle était couverte d’un tableau de position transparent où étaient placées des pastilles de couleur jaune, rouge et bleue. Cinq hommes et une femme – tous munis d’écouteurs – s’occupaient de déplacer les pastilles. Jedrik avait le dos tourné. Elle parlait à plusieurs officiers qui venaient d’arriver. Ils portaient encore leurs armes et leur paquetage. C’était le bruit de leur discussion qui avait attiré l’attention de McKie. Il jeta un coup d’œil autour de la salle, notant la présence, contre le mur situé à gauche, de deux écrans de communication éteints. Ils n’étaient pas là la dernière fois qu’il avait regardé. Il se demandait à quoi ils servaient.
Un messager entra, essoufflé, en criant :
« La Porte 21 vient d’appeler. Les combats ont cessé et ils veulent savoir s’ils doivent maintenir leurs réserves en état d’alerte. »
« Qu’ils se reposent », fit Jedrik.
« On amène ici les deux prisonniers », reprit le messager.
« Je le vois. »
Elle montra du doigt le tableau de position.
McKie suivit la direction de son index et vit deux pastilles jaunes que Ion venait de déplacer en compagnie de huit autres de couleur bleue. Il comprit qu’il s’agissait des prisonniers et de leur escorte. L’attitude tendue de ceux qui se trouvaient dans le poste de commandement indiquait qu’il s’agissait d’un événement particulièrement important. Qui étaient ces prisonniers ?
Un officier parla :
« J’ai vu le moniteur de… »
Elle ne lui prêtait aucune attention et il se tut, gêné. Deux des manipulateurs du tableau changèrent de place et d’écouteurs. Le messager était reparti. Un autre arriva quelques instants plus tard et se mit à conférer à voix basse avec deux officiers qui se trouvaient près de la porte.
Huit jeunes Humains en uniforme entrèrent, chargés d’un double fardeau humain attaché avec une sorte de corde brillante. McKie reconnut Gar et Tria, dont il avait vu le portrait durant son instruction chez Aritch. Les prisonniers étaient portés sans ménagement par les huit hommes, qui leur tenaient chacun un bras ou une jambe.
« Par là », fit Jedrik en indiquant deux sièges devant elle.
McKie eut soudain connaissance, d’une manière aiguë typiquement dosadie, de plusieurs détails presque imperceptibles. Il se sentit ravi.
L’escorte traversa la pièce sans faire toujours l’effort d’éviter de cogner les meubles. Le messager s’attardait devant la porte, curieux de voir ce qui allait se passer. Il avait, lui aussi, reconnu les prisonniers.
Gar et Tria furent déposés brutalement sur les deux sièges.
« Ôtez-leur ces liens », ordonna Jedrik.
Les hommes de l’escorte obéirent.
Jedrik attendait tout en regardant le tableau de position. Les huit pastilles bleues et les deux jaunes avaient été retirées, mais elle semblait observer quelque chose de plus important. Elle désigna un groupe de pastilles rouges, dans un coin supérieur de la carte. « Occupez-vous de ça. »
Un des officiers sortit.
McKie retint un instant sa respiration. Il avait enfin aperçu le signe imperceptible qu’elle avait fait à l’officier en lui donnant cet ordre. C’était donc ça ! Il s’avança légèrement dans l’encadrement de la porte, pour mieux l’observer de profil. Elle ne se retourna pas, mais il savait qu’elle avait conscience de sa présence. Il fit un pas de plus vers ce qu’il croyait être sa limite de tolérance et remarqua le léger sourire de Jedrik tandis qu’elle se tournait vers ses deux prisonniers.
Il y eut un moment de silence brutal, de ceux qui s’établissent quand les gens s’aperçoivent qu’ils auraient des choses à faire mais que tout le monde est réticent à commencer. Le messager était toujours figé sur le seuil, désireux de ne pas manquer la suite des événements. L’escorte qui avait amené les prisonniers demeurait groupée, à l’écart, comme si l’union était une protection.
Jedrik lança un bref regard au messager :
« Vous pouvez partir. »
Elle se tourna vers l’escorte :
« Et vous aussi. »
McKie demeurait prudemment à distance, attendant d’être congédié également, mais Jedrik ne lui prêtait pas la moindre attention. Il comprit que non seulement elle l’autorisait à rester, mais elle s’attendait à le voir exercer sa sagacité, ses connaissances d’outre-monde. Jedrik avait lu plusieurs choses dans sa présence : une défiance compréhensible, de la prudence et de la patience. Sans oublier ses appréhensions, naturellement.
Avec les prisonniers, Jedrik prit son temps. Elle se pencha en avant, dévisagea d’abord Tria puis Gar.
McKie comprit qu’elle devait encore hésiter entre différentes méthodes d’approche. Quoi qu’il en soit, c’était également un moyen de faire monter les tensions et le résultat ne tarda pas à se faire sentir. Gar céda le premier.
« Broey a une manière spéciale de désigner les gens de votre sorte », dit-il. « Il vous appelle des “roquettes”, parce que vous ressemblez à des projectiles qui grimpent dans le ciel… pour retomber bien vite. »
Jedrik eut un sourire sardonique.
McKie comprit ce qu’elle ressentait. Gar ne maîtrisait pas très bien ses émotions. C’était une faiblesse.
« Beaucoup de roquettes dans cet univers doivent retomber sans qu’on les voie », fit Jedrik.
Gar fulminait. Il n’aimait pas cette réplique. Il jeta un coup d’œil à Tria et vit, d’après son expression, qu’il avait gaffé.
Tria parla à son tour, en souriant légèrement.
« Vous vous êtes personnellement intéressée à nous, Jedrik. »
Pour McKie, ce fut comme s’il venait subitement de franchir le seuil de compréhension d’un langage inconnu jusqu’alors. Tria venait, à la manière dosadie, de formuler un message à plusieurs facettes. Elle laissait entendre que Jedrik avait vu en eux l’occasion de tirer un avantage personnel et qu’elle, Tria, était prête à en discuter. Son sourire avait servi d’introduction. McKie ressentit un nouvel élan de respect pour le génie perceptif de ces gens. Il se rapprocha encore un peu. Il y avait chez Tria quelque chose d’autre… quelque chose de bizarre.
« Que représente celui-là pour vous ? »
Tria s’adressait à Jedrik et seul un imperceptible mouvement des yeux avait indiqué McKie.
« Il a son utilité », fit Jedrik.
« C’est la raison pour laquelle vous le gardez près de vous ? »
« Il n’y a pas qu’une raison. »
« On raconte certaines choses… »
« Il faut savoir utiliser ce qu’on a sous la main », fit Jedrik.
« Vous vouliez avoir des enfants de lui ? »
Jedrik semblait frémir de jubilation silencieuse. McKie crut comprendre que Tria l’avait sondée à la recherche d’une faiblesse, mais n’en avait trouvé aucune.
« La période de gestation représente un gros handicap pour une femme », reprit Tria.
Le ton était délibérément provocateur et McKie attendait la réponse avec curiosité.
Jedrik hocha lentement la tête :
« La reproduction est un problème qui se répercute sur plusieurs générations. Ce n’est jamais une décision facile à prendre, pour ceux d’entre nous qui comprennent les choses. »
Jedrik fixa soudain Gar, forçant McKie à détourner son attention de Tria.
Le visage de Gar avait acquis une pâleur que McKie interpréta comme l’effet de la colère. Mais le vieil homme recouvra vite son sang-froid. Se tournant vers McKie, il posa sa question à Jedrik :
« Est-ce que sa mort nous serait profitable ? »
Jedrik épia la réaction de McKie.
Celui-ci était frappé par le caractère sans détour de la question que par les implications du « nous » utilisé par Gar. Il semblait vouloir dire que Jedrik et lui avaient une cause commune. Jedrik était en train de peser cette assertion et McKie était de plus en plus ravi de percevoir tout ce qui se passait. Bien plus, il fut en même temps saisi d’une intuition subite et comprit qu’il allait pouvoir récompenser Jedrik de toute la patience qu’elle avait eue avec lui. Tria !
Quelque chose dans son port de tête, dans la manière qu’elle avait de prononcer le galach, avait réveillé un souvenir de McKie. Tria était une Humaine élevée par un Pan Spechi. Sa façon de bouger les yeux avant de remuer la tête, ses maniérismes de langage, ne pouvaient laisser aucun doute. Seulement, il n’y avait pas de Pan Spechi sur Dosadi. Du moins, en principe.
Rien de tout cela ne transparaissait sur son visage. Il continuait d’irradier prudence, défiance et patience. Mais il se demandait maintenant si un nouveau brin du mystère dosadi n’était pas sur le point de se défaire. Il s’aperçut que le regard de Jedrik était posé sur lui et, sans même y penser, lui fit signe avec les yeux, d’une manière cent pour cent dosadie, de le rejoindre dans la pièce voisine. Elle comprit parfaitement, car dès qu’il sortit elle le suivit sans manifester de surprise.
« Alors ? »
Il lui fit part de ses soupçons.
« Ces Pan Spechi », fit-elle, « ce sont bien ces créatures capables de susciter un corps qui imite celui d’une autre espèce ? »
« À l’exception des yeux, oui. Ils ont des yeux à facettes. Un Pan Spechi libre de revêtir l’apparence d’une autre espèce ne saurait être de toute manière que le représentant d’une entité plus grande qui comprend cinq corps différents. Celui qui se manifeste est le titulaire de l’ego, de l’identité. Elle se transmet périodiquement de l’un à l’autre. Le crime ultime, pour les Pan Spechi, consiste à empêcher ce, transfert en fixant l’ego, par des moyens chirurgicaux, dans l’un des cinq corps. »
Jedrik jeta un bref regard en direction de l’autre pièce.
« Pour elle, tu es sûr ? »
« Les signes sont là. »
« Ces yeux à facettes, on peut les camoufler ? »
« Il existe divers moyens : des verres de contact, ou encore une opération assez délicate. Mais je suis formé spécialement pour déceler ces choses et je peux t’affirmer que ce n’est pas Gar qui l’a formée. »
Elle le regarda dans les yeux.
« Broey ? »
« Un graluz serait l’endroit idéal pour dissimuler une crèche, mais… » Il secoua la tête. « … Cela m’étonnerait. D’après ce que tu me dis de Broey… »
« Gowachin », acquiesça-t-elle. « Mais qui, alors ? »
« Quelqu’un avec qui elle a vécu quand elle était très jeune. »
« Voudrais-tu interroger les prisonniers ? »
« Oui, mais j’ignore leur valeur potentielle. »
Elle le dévisagea sans chercher à cacher son étonnement. La phrase qu’il venait de prononcer avait une saveur exquisément dosadie. C’était comme si le McKie qu’elle croyait connaître s’était soudain métamorphosé sous ses yeux en quelqu’un d’autre. Il n’était pas encore suffisamment dosadi pour qu’elle pût lui faire entièrement confiance mais elle ne s’était certainement pas attendue à le voir progresser si vite. Il méritait bien quelques explications un peu plus détaillées sur la situation militaire et les capacités relatives de Gar et de Tria. Ces explications, elle les lui fournit à la manière dosadie : en phrases squelettiques, hachées, dépouillées de tout sauf de l’essentiel et qui mettaient sérieusement à contribution les capacités d’interprétation de l’auditeur.
Assimilant les données au fur et à mesure, McKie percevait en outre les endroits où elle ajustait ses propos pour qu’ils n’excèdent pas ses capacités de compréhension. En un sens, le résultat évoquait les réactions de son Programme Journalier, à Central Central. Il découvrait son propre reflet dans les attitudes adoptées par Jedrik et savait du même coup quelle opinion elle avait de lui. En fait, elle lui accordait un respect limité, un peu réticent, tempéré par une certaine tendresse, comme celle qu’on peut porter à un enfant. Mais il savait que dès qu’ils retourneraient dans l’autre pièce, cette tendresse serait dissimulée sous un masque impénétrable. Pourtant, elle était là. Elle était bien là.
Et il n’osait pas trahir sa confiance en comptant sur cette tendresse, de peur qu’elle ne lui soit enlevée à jamais.
« Je suis prêt », dit-il.
Ils retournèrent dans le poste de commandement. Déjà, McKie se faisait une idée plus claire de la manière dont il fallait opérer ici. La confiance réciproque et illimitée était une chose qui n’existait pas. Il fallait toujours s’interroger, toujours manipuler. Une sorte de respect un peu réticent, c’était le maximum qu’ils pouvaient accorder ouvertement à quelqu’un d’autre. Ils s’associaient pour survivre, ou bien quand il était particulièrement évident qu’une action commune apportait des avantages à toutes les parties concernées. Mais, même quand ils s’unissaient, les Dosadis demeuraient d’incorrigibles individualistes. Ils se méfiaient quand on leur offrait quelque chose, parce que personne ne donnait rien pour rien. Les relations les plus sûres et les plus stables étaient celles que l’on trouvait là où les alvéoles de la hiérarchie étaient solidement définis et occupés. Il y avait alors à craindre un minimum de menaces d’en haut ou d’en bas. Tout cela rappelait à McKie ce que disaient les livres d’histoire sur le comportement humain dans les bureaucraties de la période classique qui avait précédé l’âge intersidéral. Lui-même, de nombreuses années auparavant, avait eu affaire à une compagnie représentant plusieurs espèces, qui s’était distinguée par un comportement du même genre jusqu’à ce que l’intervention du BuSab lui fasse comprendre ses erreurs. Les gens de cette compagnie ne reculaient devant aucun moyen pour arriver à leurs fins : ils corrompaient les employés de la concurrence, fomentaient la discorde, espionnaient de toutes les manières possibles, directes ou indirectes, assassinaient, kidnappaient et cultivaient le chantage. Qui, dans la Co-sentience, n’avait pas entendu parler de la fameuse Sider-Import-Export, maintenant disparue ?
McKie s’immobilisa à trois pas de distance des prisonniers.
Ce fut Tria qui parla la première :
« Qu’avez-vous décidé de faire de nous ? »
« Vous pouvez tous les deux nous être utiles », fit McKie, « mais nous avons pour le moment d’autres questions à poser. »
Le « nous » n’avait échappé ni à Tria ni à Gar. Ensemble, ils regardèrent Jedrik, qui se tenait impassible, légèrement en retrait par rapport à McKie.
Celui-ci s’adressa à Gar :
« Tria est bien votre fille ? Vous êtes vraiment son père par les liens du sang ? »
Tria parut surprise. Fort de son discernement tout neuf, McKie perçut qu’elle lui faisait savoir qu’elle ne tenait pas à lui cacher sa réaction. Au contraire, elle voulait qu’il la voie. Gar, par contre, avait eu un frémissement d’étonnement, ce qui équivalait, selon les critères dosadis, à un bond au plafond. Tria n’était donc pas sa véritable fille. Mais, jusqu’à cet instant, elle n’avait jamais mis en doute leur lien de parenté.
« Expliquez », fit McKie.
Cette économie de mots toute dosadie fit à Gar l’effet d’un coup de poing. Il se tourna vers Jedrik, qui donnait toutes les raisons de croire qu’elle était prête à attendre jusqu’à la fin des temps qu’il se décide à obéir. En fait, elle n’avait réagi ni à ce qu’avait dit McKie, ni à l’attitude de Gar.
Visiblement vaincu, Gar se tourna de nouveau vers McKie.
« J’avais traversé les montagnes lointaines en compagnie de deux femmes. Nous n’étions que trois. Nous voulions essayer de produire de la nourriture non toxique par nos propres moyens. Beaucoup de Borduriers faisaient comme nous à l’époque. Ils réussissaient rarement. Il y avait toujours quelque chose qui tournait mal : les cultures crevaient sans raison, la source tarissait, quelque chose venait nous voler ce qui avait poussé. Les dieux sont jaloux, c’est ce que nous disions. »
Il jeta un coup d’œil à Tria, qui le dévisageait d’un regard sans expression.
« Une des deux femmes est morte la première année. L’autre est tombée malade pendant la récolte suivante, mais elle à survécu jusqu’au printemps. C’est pendant cette récolte… nous sommes allés dans le jardin… si on peut appeler ça un jardin ! Et l’enfant était là. Nous n’avions pas là moindre idée de la manière dont elle était venue. Elle semblait avoir sept ou huit ans, mais son comportement était celui d’un bébé. Ces choses-là arrivent assez souvent dans la Bordure. L’esprit se rétracte devant quelque chose de trop horrible à supporter. Nous l’avons recueillie. Quand la femme est morte et que la récolte a pourri, j’ai pris Tria et nous sommes retournés dans la Bordure. C’étaient des temps difficiles. À notre arrivée… je suis tombé malade. Tria m’a soigné. Depuis, nous sommes toujours restés ensemble. »
McKie était profondément touché par ce récit et il eut du mal à dissimuler sa réaction… si toutefois il y parvint. Grâce à sa nouvelle manière dosadie de percevoir les choses, il imagina toute une épopée autour de ce bref résumé d’événements qui, somme toute, devaient être assez ordinaires selon les critères borduriers. Mais il était furieux en pensant à l’autre information contenue dans l’histoire de Gar.
Élevée par un Pan Spechi !
Il avait trouvé la clé. Aritch et les siens avaient à tout prix voulu maintenir les conditions originales de l’expérience : uniquement deux espèces en présence. Cependant, l’ajout d’un élément pan spechi pouvait être enrichissant. Rien de plus simple : il suffisait de choisir un bébé humain de sexe féminin et de le mettre exclusivement en contact avec des Pan Spechi pendant les sept ou huit premières années de sa vie. Ensuite, un lavage de mémoire sélectif et on pouvait mettre l’enfant entre les mains de parents de rechange sur Dosadi.
Il y avait encore autre chose. Aritch avait menti quand il lui avait dit qu’il ne savait que peu de choses sur la Bordure, qu’elle ne faisait pas partie de l’expérience.
Tout en retournant ces pensées dans sa tête, McKie gagna la petite pièce à côté. Jedrik le suivit sans rien dire. Elle attendit qu’il mette ses idées en ordre.
Au bout d’un moment, McKie se tourna vers elle et lui fit part de ses déductions. Puis il jeta un coup d’œil en direction de la grande salle.
« J’ai besoin d’apprendre le plus de choses possible sur la Bordure. »
« Ces deux-là sont la meilleure source. »
« Mais tu n’as pas besoin d’eux pour tes autres projets, par exemple ton offensive contre le couloir de Broey ? »
« Les deux choses peuvent très bien aller de pair. Tu retourneras avec eux dans leur territoire. Tu seras mon lieutenant. Cela les déroutera. Ils ne sauront pas comment interpréter un tel geste. Ils répondront à tes questions. Ils seront suffisamment troublés pour te révéler des choses qu’ils auraient peut-être cachées autrement. »
McKie médita ces paroles. Oui… Jedrik n’hésitait pas à lui faire risquer sa vie. C’était le message ultime qu’elle adressait à tous les intéressés. McKie allait être entièrement à la merci de Gar et de Tria. Jedrik disait : « Voyez ! Vous ne pouvez pas m’influencer en menaçant McKie. » D’une certaine manière, c’était une protection pour lui. Paradoxalement – mais les paradoxes de ce genre abondaient sur Dosadi – cela ôtait un certain nombre de menaces suspendues au-dessus de sa tête, et surtout cela lui en disait long sur la nature des véritables sentiments que Jedrik pouvait entretenir à son égard. Il parla en fonction de cela.
« Je n’aime pas un lit froid. »
L’espace d’un instant, les yeux de Jedrik étincelèrent, peut-être parce qu’ils étaient mouillés. Puis elle l’encouragea :
« Peu importe ce que je deviendrai. Mais toi… libère-nous ! »